JUSTICE DES MINEURS : UN PEU D’HISTOIRE

23 Sep, 2019 | bibliothèque

Avec le recul qu’offre le temps, la spécificité de la procédure applicable aux mineurs délinquants semble relativement récente, spécialement si on la compare avec la spécificité des règles de responsabilité . De manière un peu schématique, le particularisme de la procédure est ainsi apparu entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, dans le sillage du mouvement positiviste, avec l’apparition de juridictions spécialisées. Le premier tribunal spécifique pour mineurs est ainsi né dans l’Etat de l’Illinois en 1899, et cet exemple s’est étendu à nombre de pays : l’Angleterre en 1908 , le Portugal en 1911, la France en 1912, les Pays-Bas en 1922, l’Allemagne en 1923, le Brésil en 1923 et 1927 , la Grèce en 1931, l’Espagne en 1948…

Malgré cette relative jeunesse, la spécialisation des juridictions répressives des mineurs est aujourd’hui devenue si répandue qu’elle paraît consubstantielle au droit pénal des mineurs, et qu’on imagine mal une justice pénale des mineurs sans juridiction spécialisée. Du reste, de telles juridictions spéciales existent dans la quasi-totalité des pays, et même dans des pays très éloignés du modèle culturel européen ou nord-américain, comme l’Iran , le Koweït ou Bahreïn .

Plus encore, de nombreuses législations pénales ont non seulement un tribunal particulier (souvent appelé tribunal pour enfants, tribunal pour mineurs ou tribunal de la jeunesse), mais aussi un magistrat spécifique (juge des enfants en France, juge des mineurs en Algérie et en Grèce, ou juge de la jeunesse en Belgique . Ce faisant, les pays dont le droit ne prévoit pas de juridiction spécialisée – comme la Russie - sont donc des exceptions.

Dans un tel contexte, la spécialisation des juridictions pénales pour mineurs apparaît même désormais comme un véritable principe directeur du droit pénal des mineurs .

Bien qu’elle ne le consacre pas formellement, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant du 20 novembre 1989 semble faire de la spécialisation des juridictions pour mineurs une nécessité. Ainsi, l’article 40 alinéa 3 stipule que « les États parties s’efforcent de promouvoir l’adoption de lois, de procédures, la mise en place d’autorités et d’institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d’infraction à la loi pénale ». Or, dans la mesure où plus de 190 Etats ont ratifié cette convention, on perçoit l’importance de la spécialisation des juridictions répressives pour mineurs.

A l’échelle du Conseil de l’Europe –qui compte plus de 40 Etats-, la spécialisation des juridictions pour mineurs paraît recevoir une autorité plus grande encore. En effet, pour la Cour européenne des droits de l’homme, cette spécialisation a été considérée comme une garantie fondamentale de la justice pénale des mineurs, dans une décision du 15 juin 2004 . Dans son § 35, au terme d’une motivation très circonstanciée, la Cour européenne affirme ainsi que « la Cour estime que, lorsqu’il est décidé de régler la situation d’un enfant tel que le requérant – qui risque de ne pas pouvoir participer réellement à la procédure en raison de son jeune âge et de capacités intellectuelles limitées – par le biais d’une procédure pénale plutôt que d’opter pour une autre solution visant avant tout à déterminer quels sont ses intérêts supérieurs et ceux de la communauté, il est essentiel que l’enfant soit jugé par une juridiction spécialisée capable de se montrer pleinement attentive aux handicaps dont il souffre, d’en tenir compte et d’adapter la procédure en conséquence ».

Dans cette perspective, la spécialisation des juridictions apparaît alors comme le prolongement de l’idée, ou du principe, de primauté de l’éducation sur la répression. En effet, c’est parce que le mineur a besoin d’une protection particulière qu’il est nécessaire de le confier à une juridiction spécialisée, qui pourra prendre en considération sa spécificité, sa personnalité, et qui saura rendre une décision conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. C’est, en tous cas, dans ce sens que semble s’inscrire la consécration constitutionnelle de la spécialisation des juridictions pour mineur en droit français. Dans une décision du 29 août 2002 , le Conseil constitutionnel a découvert un nouveau Principe fondamental reconnu par les lois de la République, et affirmé notamment que « deux grandes règles ont été constamment affirmées par le législateur républicain de la première moitié du XXe siècle, règles dessinant un principe fondamental reconnu par les lois de la République (…) : la responsabilité pénale des mineurs doit être atténuée en raison de leur âge ; la réponse des pouvoirs publics aux infractions que commettent les mineurs doit rechercher, autant que faire se peut, leur relèvement éducatif et moral par des mesures prononcées, en fonction de leur âge et de leur personnalité, par des juridictions spécialisées ou selon des procédures adaptées ».

Il semble donc admis que la spécialisation des juridictions pénales pour mineurs est une nécessité, en ce qu’elle constitue une garantie essentielle de la prise en compte de la qualité particulière de l’auteur de l’infraction . Cette spécialisation des juridictions pour mineurs apparaît comme le prolongement et la condition de la primauté de l’action éducative, car elle permet ainsi la connaissance de la personnalité du mineur, dans le cadre d’une relation personnelle et suivie entre le juge et le mineur et sa famille. Certes, on a parfois redouté  qu’une professionnalisation excessive n’entraîne une « hyperspécialisation » synonyme d’isolement pour le juge, d’où en résulterait l’instauration d’une attitude routinière et sclérosante, pouvant même à l’extrême faire prévaloir des considérations techniques sur les considérations juridiques et humaines et conduire à une méconnaissance des garanties dont bénéficie le justiciable. Néanmoins, la spécialisation des magistrats correspond à l’autonomie du droit pénal des mineurs, dont elle est même une des manifestations les plus visibles. Cela étant, il est assez délicat de savoir la forme que doit ou peut prendre cette spécialisation.

On peut concevoir la spécialisation des juridictions de différentes façons . Le plus fréquemment, la spécialisation a trait à la fonction de jugement, laquelle peut être confiée soit à un magistrat spécialisé, au sein de l’ordre judiciaire, soit à une juridiction collégiale, éventuellement composée de juges non professionnels. Parfois aussi, cette spécialisation s’étend aux juridictions d’instruction, lorsqu’elles existent, et même au parquet. La spécialisation peut également prendre la forme d’un simple aménagement de juridictions de droit commun, ou, à l’inverse, se traduire par la création de juridictions totalement spécifiques et n’ayant pas d’équivalent en droit commun. Le droit français offre des exemples de chacune de ces solutions : la cour d’assises des mineurs (chargées de juger les mineurs auteurs de crimes entre 16 et 18 ans) est une juridiction de droit commun (ce qui explique qu’elle puisse juger également des majeurs coauteurs ou complices de crimes commis par des mineurs) dont la spécialisation est limitée à la présence possible (et non obligatoire) de juges des enfants aux côtés du président. A l’inverse, le tribunal pour enfants, chargé de juger les contraventions de 5ème classe, les délits, et les crimes lorsqu’ils sont commis par les mineurs de moins de 16 ans, est une juridiction véritablement originale, composé d’un président qui est juge des enfants, et de deux assesseurs échevins, juges non professionnels choisis en fonction de l’intérêt particulier qu’ils ont pour les problèmes de l’enfance délinquante.

Cela étant, la recherche de la meilleure solution en la matière peut cependant s’avérer délicate, car, si on comprend évidemment son utilité, la spécialisation des juridictions peut aussi apparaître comme une dérogation à d’autres principes fondamentaux, comme la collégialité, l’égalité devant la loi –et la justice- ou l’impartialité.

Or, précisément, la Cour européenne des droits de l’Homme a récemment rendu le 2 mars 2010 une décision qui paraît susceptible de troubler l’équilibre auquel nombre de législations étaient parvenues, en termes de spécialisation des juridictions, en considérant  que le cumul de fonctions d’instruction et de jugement du juge aux affaires familiales polonais était contraire au principe d’impartialité tel qu’il découle de l’article 6§1 la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. En effet, cette décision pourrait, du moins à l’échelle européenne, modifier la conception de la spécialisation des juridictions pour mineurs retenue par de nombreux pays, en l’occurrence ceux qui, comme en France, connaissent un juge des enfants qui cumule des fonctions d’instruction et de jugement (et parfois même aussi d’application des peines).

Sont notamment concernés les juges des enfants français, les juges des mineurs grecs, les juges de la jeunesse belges et, directement visés par l’arrêt de la Cour européenne, les juges aux affaires familiales polonais. Dans tous ces pays, il existe en effet un juge spécialisé qui peut instruire –comme le ferait un juge d’instruction- puis juger un mineur délinquant, soit seul, soit au sein d’un tribunal qu’il préside (tribunal pour enfants en France et en Pologne, tribunal pour mineurs en Grèce, tribunal de la jeunesse en Belgique), et composé, le plus souvent d’assesseurs non professionnels.

Il est évident que, en termes d’impartialité objective ou fonctionnelle, le cumul de fonctions du juge des enfants peut avoir quelque chose de gênant, car, en définitive, c’est le même juge, après avoir instruit le dossier et renvoyé le mineur délinquant devant la juridiction de jugement, qui siège seul ou avec des assesseurs lors de la phase de jugement. Ce magistrat peut donc se faire, en raison de ses fonctions, un pré-jugement sur l’affaire et la culpabilité du mineur, de sorte qu’on pourrait douter de son impartialité (objective). Pour autant, et jusqu’à une date récente, cette singularité de la procédure pénale des mineurs était largement admise, compte tenu de la protection des mineurs qu’elle paraissait impliquer, et la Cour européenne des droits de l’Homme avait même paru valider un tel cumul, dans un arrêt Nortier c/ Pays-Bas du 24 août 1993.

Les faits à l’origine de l’arrêt Adamkiewicz c/ Pologne étaient les suivants : un mineur âgé (au moment des faits) de quinze ans avait été poursuivi pour meurtre sur la personne d’un autre mineur, âgé quant à lui de douze ans, et, conformément à la législation polonaise, un juge aux affaires familiales s’était saisi de cette affaire, puis l’avait instruite, recherchant les éléments de preuve de la culpabilité du suspect, et, à la fin de l’instruction, avait renvoyé le mineur devant le Tribunal pour enfants qu’il présidait lui-même aux côtés de deux assesseurs non professionnels. C’est principalement ce cumul de fonctions du juge aux affaires familiales qui a valu à la Pologne sa condamnation, sur le fondement de l’article 6§1 de la Convention européenne, pour manquement à l’exigence d’impartialité de la juridiction et partant violation du droit au procès équitable. Or, la procédure pénale polonaise est, sur ce point, très proche de nombreuses législations européennes. Plus précisément, la Cour considère, au terme d’une analyse in concreto, que le principe d’impartialité posé par l’article 6§1 de la convention n’avait pas été respecté dès lors que le juge aux affaires familiales avait fait, durant l’instruction un usage ample des attributions étendues que lui conférait la loi sur la procédure applicable aux mineurs ; elle relève notamment que ce magistrat s’était saisi lui-même, puis avait instruit seul le dossier, avant de renvoyer le mineur devant le Tribunal pour enfants dont il était le président.

La question que pose cette décision est clairement de savoir si le cumul de fonctions du juge des enfants (quel que soit son nom exact) peut encore être admis.

Sans doute, une réponse générale serait imprudente, au regard de la motivation extrêmement circonstanciée de la décision de la Cour européenne. Il est en effet indispensable de faire preuve d’autant de précision que la Cour européenne si l’on entend comparer des situations juridiques, et déduire de cette décision une portée à l’égard d’autres législations que le droit polonais. En d’autres termes, il faut garder à l’esprit que cette décision ne signifie nullement la condamnation générale de toutes les législations qui connaissent un juge des enfants cumulant des fonctions d’instruction et de jugement. Ainsi, la France n’aurait vraisemblablement pas été condamnée par la Cour de Strasbourg si les faits reprochés à Adamkiewicz avaient eu lieu en France, car en matière criminelle, le droit français prévoit que l’instruction est confiée à un juge d’instruction, et non un juge des enfants ; en d’autres termes, le juge d’instruction aurait instruit le dossier, et transmis ensuite au tribunal pour enfants pour le jugement, tribunal présidé par le juge des enfants, et non le juge d’instruction…

Néanmoins, la Cour européenne paraît bien appliquer au droit pénal des mineurs l’interdiction selon laquelle un même magistrat ne peut siéger au sein d’une juridiction puis au sein d’une juridiction de jugement. Mais elle donne, à cette interdiction, un critère essentiel et déterminant : l’ample usage des fonctions d’instruction. En effet, la cour relève que « le juge aux affaires familiales a fait durant l’instruction un ample usage des attributions étendues que lui conférait la loi sur la procédure applicable aux mineurs » et que « après avoir décidé d’office de l’ouverture de la procédure, ce juge avait lui-même conduit la procédure de rassemblement des preuves à l’issue de laquelle il avait décidé du renvoi du requérant en jugement ». Le cumul ne serait donc, à lire cette décision, interdit que dans la mesure où le magistrat ferait un ample usage de ses pouvoirs d’instruction. Mais comment savoir, lorsque l’on ouvre une information judiciaire, quel usage va en faire le magistrat que l’on saisit ? On le comprend, si le cumul de fonctions n’est pas ipso facto condamné, il va certainement, pour les pays du Conseil de l’Europe, devenir plus compliqué, et plus incertain, d’autant que la Cour européenne rejette, sans véritablement l’examiner, l’argumentation du gouvernement polonais qui justifiait sa législation par la protection du mineur induite par le cumul de fonctions.

En définitive, il est possible, et même probable, que cette décision vienne sensiblement modifier la conception qu’ont certains pays européens de la spécialisation des juridictions pour mineurs. Mais on imagine mal que cette décision de la Cour de Strasbourg puisse avoir pour résultat –et encore moins pour but- un affaiblissement de la spécialisation des juridictions pour mineurs. L’essentiel est donc que cette spécialisation soit maintenue, et même, pourquoi pas, renforcée ou réaffirmée.